Le sentiment d’abandon est extrêmement courant. Tout le monde souffre, à différent niveau, de l’abandon mais certaines personnes en ont tellement peur (consciemment ou non) qu’elles mettent en œuvre des stratégies qui vont finalement produire ce qu’elles cherchaient précisément à éviter. L’histoire se répète encore et encore. C’est lorsque ce sentiment débouche sur des souffrances pour la personne ou son entourage qu’on parle de pathologie et qu’une thérapie peut être envisagée. Une autre manifestation est le sentiment de « vide » lorsqu’il est associé à un sentiment de solitude alors que l’individu n’est pas seul. La solitude est alors redoutée, l’abandon est craint mais pas réel.
Commençons par quelques manifestations de ce sentiment d’abandon. Rappelons que dans tous les cas ci-dessous, les personnes ne sont pas du tout isolées et reconnaissent qu’elles sont aimées. Le problème vient bien de ce que, malgré l’amour dont elles sont l’objet, elles continuent de se sentir seules et/ou redoutent d’être abandonnées.
La jalousie
Laurent a peur d’être déçu, il craint de donner son affection, sa sincérité et sa loyauté est d’être ensuite trahi. Il attend de sa compagne qu’elle le rassure en lui répondant immédiatement à ses SMS, en lui disant qu’elle l’aime. Si elle n’appelle pas ou met du temps à répondre c’est qu’elle « s’en fou de moi, qu’elle préfère être avec ses amies plutôt qu’avec moi ». Alors il commence à penser à une autre femme.
Schéma : Si elle ne pense pas tout le temps à moi, alors elle ne m’aime pas ; si elle m’aime, elle doit toujours être avec moi.
Laurent surmonte son sentiment d’abandon en passant de femme en femme. Une autre stratégie que l’on rencontre fréquemment est la jalousie (parfois compulsive) qui est l’expression du besoin de se rassurer (il n’y a personne d’autre, je suis l’unique élue de son cœur, je ne risque rien, je peux faire confiance). Des comportements de vérification/surveillance commencent à se manifester à l’instar de Claire qui ne peut s’empêcher de fouiller le téléphone de son compagnon, de créer de faux profils Facebook pour tester sa fidélité… Chez les hommes on retrouve aussi ces comportements mais les comportements violents et agressifs sont plus fréquents.
L’engagement ambivalent
Pour éviter l’abandon Anne crée d’abord une relation asymétrique, en laissant son compagnon s’attacher à elle tandis qu’elle reste en retrait, ne montre aucun signe d’attachement pour obliger Pierre à faire toujours plus d’efforts pour l’atteindre. Lorsqu’il y parvient, elle commence alors à s’attacher, à lui faire confiance. C’est là que resurgit le schéma d’abandon. Elle craint de s’être trompée, d’être allée trop vite, de trop donner pour ensuite être rejetée. Alors elle cherche constamment des signes de rassurance. Les silences de Pierre l’angoissent énormément, elle se dit aussitôt qu’il n’est plus avec elle, qu’il ne l’aime plus et met en scène mentalement sa séparation pour se protéger (je le quitte avant qu’il ne le fasse). S’en suit des reproches plus ou moins évidents : « je n’aime pas que tu sois comme ça ! ».
Schéma : s’il ne me comprend pas c’est qu’il ne fait pas attention à moi, il ne m’aime pas. S’il ne me parle plus, c’est qu’il ne m’aime pas.
Anne a connu plusieurs histoires (de 3/4 ans) qui se sont toutes mal terminées. Elle appréhende que l’histoire recommence. Elle cherche à se rassurer mais pas au travers de comportements de vérification comme pour les jaloux, plutôt en s’assurant que l’autre est toujours là, à chaque instant, qu’il tient vraiment à elle (qu’il lui montre qu’elle est importante) et qu’elle peut s’appuyer sur lui. Mais son appréhension est si grande que la moindre distance sera interprétée, à tort, comme un abandon.
On parle d’engagement ambivalent car la femme va vers son partenaire, lui montre (ou exprime) son amour mais en même temps elle peut se montrer agressive/humiliante et le rejeter. Elle souffle le chaud et le froid. Certaines peuvent se montrer dominantes et/ou castratrices ce qui est le pendant du pervers narcissique chez la femme.
Les exigences des femmes sont probablement proportionnelles à l’égoïsme de l’homme et ce comportement, s’il n’est pas récurent, n’a rien de problématique. Un couple sain doit pouvoir discuter de ses besoins réciproques. Par contre, lorsque l’on s’attaque trop souvent à la personnalité de son conjoint alors c’est signe que quelque chose ne va plus. Dans notre cas, le comportement présenté est chronique sur la relation mais aussi sur les précédentes. C’est donc l’histoire de vos relations passées plutôt que quelques épisodes isolés qui va vous permettre d’identifier vos schémas.
Le sacrifice de soi
Le père de Sonia est passionné par l’équitation au point de rendre le reste secondaire voir superflu. Sa mère, qui se sentait abandonnée par son mari, a sombré dans l’alcoolisme. Sonia a grandi toute seule mais avec une conviction forte : « tout le monde me laisse » et aussi « je ne dois pas être assez bien si mon père a préféré les chevaux plutôt qu’être avec moi ». Aujourd’hui jeune femme, elle est méfiante dans ses relations, très en retrait jusqu’à refuser de sortir pour ne pas avoir à faire l’expérience du rejet. Lorsqu’elle est en couple, elle se sent obligée de devenir « quelqu’un d’autre » : la femme parfaite, elle se sacrifie, épouse totalement les besoins et les centres d’intérêt de son compagnon, « comme ça il restera avec moi parce que personne d’autre ne fera ce que je fais pour lui » ajoute-t-elle.
On est ici dans un schéma de sacrifice de soi. Comme Sonia, certaines femmes pensent qu’elles ne sont pas « aimables », soit qu’elles n’ont rien d’intéressant, soit que personne ne peut accepter leur personnalité… Ce profil est la victime parfaite du concept (très médiatique) du « pervers narcissique ». S’il existe effectivement des hommes narcissiques et dominateurs, une femme avec un fort schéma de dépendance et de sacrifice de soi aura le sentiment que la Terre est peuplée de pervers narcissiques… Et si, d’aventure, elle en croise un, il aura trouvé la victime parfaite !
Il existe, vous vous en doutez, d’innombrables déclinaisons du schéma d’abandon qui vont parfois présenter une clinique apparemment sans rapport avec la peur de l’abandon (manque de confiance en soi, baisse de l’estime, angoisses…) mais toutes ont en commun de générer une grande détresse chez les personnes qui y sont vulnérables.
La souffrance
Les personnes qui ont souffert de cet abandon étant enfant, chercheront toute leur vie en s’en prémunir de manière plus ou moins consciente. En fonction des tempéraments, personnalités, cultures, expériences de vie, chacun développera une stratégie. Que ce soit la vigilance pour les jaloux, les demandes permanentes de rassurance, être complètement fusionnel/le, se sacrifier… chacune de ces stratégies, lorsqu’elles sont surexploitées, vont entrainer précisément ce qu’elles cherchent à éviter. Le partenaire victime d’un contrôle incessant doutera finalement que la confiance ne puisse jamais être réciproque, les demandes de rassurance peuvent lasser… Le sacrifice fait naître le sentiment d’injustice, de non reconnaissance des efforts et le couple risque de sombrer dans le mépris et les critiques permanentes…
Quelles sont les origines ?
Il faut rendre à César ce qui lui appartient. Freud avait raison, les schémas vont se nouer dans notre tendre enfance et certainement quelques années après. Le modèle qui, à la fois, explique et prédit le mieux le type de relation interpersonnelle que développera l’adulte est celui de l’attachement. L’attachement est notre manière d’être avec les autres.
Le mode d’interaction de l’enfant déterminera la qualité de son attachement futur.
L’attachement se joue très tôt entre le petit enfant et sa mère. Disons qu’à l’époque (Début du XXème siècle) la principale figure d’attachement est la mère, de sorte que l’on peut encore lire aujourd’hui que c’est la mère qui est responsable de tout ! Evidemment les choses ont un peu changé depuis un siècle (si, si !) et aujourd’hui on parlera plutôt de « constellations » au premier rang de laquelle figure la mère et le père, bien sûr, mais également d’autres tuteurs de développement (les amis de la famille, la fratrie, les voisins etc.). L’idée forte c’est que le jeune enfant a besoin d’une base de sécurité pour pouvoir ensuite s’ouvrir aux autres et élargir sa constellation. Il doit avoir acquis la certitude d’un amour et d’une attention inconditionnelle de ses parents et ce n’est qu’une fois acquise qu’il pourra s’ouvrir à d’autres expériences. Et c’est là que le bât blesse justement.
On pense immédiatement au cas de maltraitances ou d’enfance difficile mais la clinique est beaucoup plus subtile. Il suffit que le couple parental traverse des problèmes financiers, un divorce ou que les deux aient des métiers extrêmement prenant. Il y a aussi les inévitables drames (problème de santé, incarcération, décès, maladie mentale…) sans compter que certains enfants ont un tempérament plus sensible que d’autre, qu’il n’est pas toujours facile de décoder leurs besoins… bref, les causes susceptibles de rendre un parent (ou les deux) indisponible psychologiquement ne manquent pas.
Mais il y aussi des causes biologiques.
On pourrait résumer ainsi les choses : la présence de l’autre est biologiquement nécessaire. En effet dans les cas graves d’isolement (enfant abandonné, orphelinat ou encore maltraitance), c’est-à-dire où il n’existe aucune personne stable à qui l’enfant peut se rattacher, il y a des séquelles neurologiques, des problèmes d’apprentissage ou d’inévitables troubles psychiatriques à l’âge adulte. Les expériences, malheureusement, ne manquent pas. Sans aller jusque dans ces cas extrêmes, le simple fait d’avoir eu des parents défaillants, une hypersensibilité aux émotions (profil sérotoninergique) ou bien avoir vécu une tragédie peut modifier le style relationnel de l’adulte en devenir et modifier jusqu’à la structure du cerveau, de manière parfois définitive. Dans la relation amoureuse ou l’allaitement (relation mère/enfant) de nombreuses hormones viennent modifier l’attachement et perturber notre interprétation des situations interpersonnelles. N’en déplaise à Rousseau, l’homme n’est peut-être par tout à fait un animal, mais il a une nature. L’homme est lui aussi programmé par la Nature à l’instar de la petite tortue de mer qui sait déjà tout faire à la naissance. Ce que les animaux n’ont pas, mais que nous avons, c’est la métacognition, c’est-à-dire la capacité d’observer nos propres pensées et de les modifier. Cette perfectibilité qui fait dire à Rousseau que nous sommes libres.
Comment s’en sortir ?
Remonter aux origines permet d’identifier clairement l’origine de son schéma de dépendance. C’est ce que l’on fera avec une approche de type analytique. Ainsi Maria prend conscience que si elle veut être « parfaite » c’est parce qu’elle pense que si sa mère avait été plus attentive à son mari, son père ne serait pas parti avec une autre… Mais cela ne suffit pas à changer et j’ai de très nombreux patients qui sont capables d’expliquer, avec une lucidité touchante, pourquoi ils sont comme ça. Mais « même si je sais pourquoi je suis comme ça, je n’arrive pas à changer ». Ils ont quand même fait la moitié du chemin.
On cherchera d’abord à identifier et reconnaitre les schémas de pensées ou « croyances personnelles » à l’œuvre. Par exemple : « il doit penser à moi tout le temps, elle doit me répondre immédiatement sinon il/elle ne m’aime pas assez » ou « s’il ne me comprend pas (sans que j’ai à parler) c’est qu’on n’est pas fait pour être ensemble » ou « je ne suis pas aimable, je ne suis pas assez bien alors je dois me sacrifier » etc. Il y a aussi les croyances issues de sa propre éducation, ses propres projections… Ce sera notre premier travail d’observation suivi de la cruciale remise en question des pensées. Alors on envisagera des réponses différentes (les comportements) basées cette fois sur un discours intérieur « corrigé ».
Certain patient me disent parfois « je suis comme ça depuis si longtemps, j’ai l’impression que c’est dans mon ADN, que rien ne pourra jamais le changer ». Leur doute est compréhensible, mais le cerveau est résilient. Reconnaissons que remettre en question sa manière de penser, accepter par exemple de se dire « je pense que je ne suis pas aimable » et ignorer sa propre pensée est difficile et il est presque impossible de le faire tout seul. Remettre en question ses propres convictions à propos de soi-même l’est tout autant.
Prenez un instant et pensez à ce que sera votre vie si vous n’êtes plus piloté/e par la peur d’être abandonné/e. Si vous pouviez aimer librement. Il me revient ce passage du Petit prince de Saint Exupéry : « J’aurai dû ne pas l’écouter, me confia-t-il un jour, il ne faut jamais écouter les fleurs. Il faut les regarder et les respirer. La mienne embaumait ma planète, mais je ne savais pas m’en réjouir. Cette histoire de griffes, qui m’avait tellement agacé, eût dû m’attendrir…. ».
Je vous laisse méditer.